Throw away the book ! » Voilà une des leçons préférées de mes étudiants : dans le management des crises, la seule doctrine qui vaille, c’est de jeter la doctrine à la poubelle. Ne pas se laisser enfermer dans des modèles ou des attitudes qui ont pu faire leurs preuves dans le passé, mais qui se fracassent contre les réalités d’un monde nouveau en train d’émerger avec la crise. Ces derniers jours, trois dirigeants économiques et politique ont décidé de jeter les anciennes doctrines à la poubelle pour mieux affronter le réel et préparer l’avenir.
Il y a d’abord Mario Draghi, le président de la BCE, qui semble avoir réussi à sortir de son formol idéologique l’institution qu’il préside. Appuyé par son directoire, notamment le Français Benoît Coeuré, il prépare les esprits et les marchés à des achats importants d’actifs souverains et bancaires européens sur les marchés, ce qui permettra de faire baisser la valeur de l’euro contre le dollar et d’enrayer la spirale déflationniste actuelle.
Si le temps perdu ne se rattrape pas, il est encore possible d’éviter le pire à la zone euro : la déflation, prélude à son éclatement. Plutôt que de mourir guéri avec un euro fort, comme le rêvent les orthodoxes de la politique monétaire, mieux vaut se donner les moyens de se battre avec les mêmes armes que le reste du monde – Etats-Unis, Grande-Bretagne, Japon et Chine en tête.
Vient ensuite le Premier ministre français, Manuel Valls. Que propose ce membre du Parti socialiste français depuis trois décennies ? Un programme d’action qu’aucun gouvernement dit de droite n’a eu le courage d’annoncer ou l’autorité d’accomplir, depuis trente ans : la suppression des charges sociales sur le SMIC ; la baisse de l’impôt sur les sociétés à 28 % ; 50 milliards d’euros d’économies en trois ans ; la mise en oeuvre des propositions nombreuses et intelligentes de Thierry Mandon et Guillaume Poitrinal pour simplifier la vie des entreprises ; la suppression, enfin, des départements français et de la moitié des régions françaises.
L’espoir que suscite cette action nouvelle, trop longtemps différée, se mesure à l’aune des réactions hostiles qu’elle suscite : les manifestations dominicales de la gauche extrême et vieillissante ; l’opposition de sénateurs-maires, à droite, et de députés apparatchiks, à gauche, au projet de voir un de leurs fromages disparaître – les 95 présidences de conseil général et leurs budgets de fonctionnement et de communication ; les vociférations de la droite extrême comme des dirigeants de syndicats clientélistes.
On peut sans doute regretter que les réformes n’aillent pas plus loin, ou plus vite (suppression des départements en 2021 seulement) ; et, à l’instar de la BCE, on jugera sur les actes. Mais une chose semble acquise : pour jeter à la poubelle la doctrine socialiste moisie du siècle dernier, il fallait un homme d’action, et un socialiste.
Socialiste, Laurence Fink ne l’est assurément pas. Le fondateur et dirigeant de BlackRock, le plus grand et l’un des plus efficaces gestionnaires de fonds au monde (4.324 milliards de dollars sous gestion), est un capitaliste assumé, rémunéré 20 millions de dollars l’an passé.
Mais la lettre qu’il a adressée le 21 mars dernier aux dirigeants des entreprises cotées dans lesquelles BlackRock a une participation significative (dont une vingtaine de dirigeants français) est très loin des positions usuelles des acteurs de Wall Street et de la City de Londres : « A la suite de la crise financière, de nombreuses sociétés ont cessé d’investir dans leur croissance future. Trop d’entreprises ont coupé leurs investissements et même accru leur endettement pour booster leurs dividendes et accroître le rachat de leurs propres actions […]. Nous vous demandons de nous aider, ainsi que vos autres actionnaires, à comprendre les investissements que vous faites pour délivrer des retours sur capitaux soutenables à long terme, dont nos clients dépendent, et pour lesquels nous voulons vous soutenir. » Autrement formulé : arrêtez, chers dirigeants d’entreprise, de jouer le jeu des acteurs les plus court-termistes du marché, sinon vous irez dans le mur. Et sans nous.
Alors que la saison des assemblées générales des entreprises cotées va s’ouvrir en France et en Europe, ce rappel à l’ordre vient à point nommé. A long terme, les entreprises incapables de proposer des projets pertinents de croissance, interne comme externe, à leurs actionnaires, sont condamnées à disparaître, et leur management avec eux. Les dividendes, « superdividendes », et « dividendes exceptionnels », les rachats d’actions « relutifs », ne sont que des poires pour la soif, s’ils ne sont pas accompagnés d’un projet plus ambitieux pour l’entreprise.
Quel est le point commun entre MM. Draghi, Valls, et Fink ? Ils sont capables de penser plus loin que l’intérêt égoïste et de très court terme de leurs mandants. L’orthodoxie respectivement monétaire, socialiste et capitaliste, tout comme les intérêts des fonctionnaires et pays représentés à la BCE, des élus du parti d’élus locaux qu’est le Parti socialiste, et des gérants de fonds obnubilés par leur performance trimestrielle quand elle n’est pas hebdomadaire, devraient interdire les actions de MM. Draghi, Valls et Fink. Ce sont pourtant ces actions qui pourront sauver à terme l’euro, d’une part, le modèle français ,d’autre part, et enfin la légitimité et l’efficacité dans la durée de l’économie de marché.