20 - 01 - 2015

Bertrand Chokrane : la guerre des monnaies dans un monde flottant… Source : lepoint.fr

Depuis six mois, nous assistons à des mouvements brutaux dans les parités monétaires et les prix du pétrole ou des matières premières. Analyse par Bertrand Chokrane

Le pétrole a baissé de 50 % pour atteindre les plus bas niveaux au cours du dernier semestre 2014. La raison invoquée serait l’arrivée sur le marché des pétroles de schiste faisant face à une demande atone, à la suite du ralentissement économique de la Chine et des pays émergents. Pourtant, les gaz de schiste sont présents sur le marché depuis plusieurs années et le ralentissement chinois n’est pas nouveau. Ce phénomène de baisse du prix du pétrole est sans doute le marqueur de l’explosion d’une prochaine bulle aux États-Unis dans le secteur des gaz de schiste. On ne compte plus dans certains États les faillites d’entreprises ne réussissant plus à faire face au coût d’exploitation des forages, entreprises ayant pour la majeure partie dû s’endetter pour se lancer vers cette nouvelle ruée vers l’or noir. Ce phénomène est comparable à l’explosion de la bulle des subprimes, tant les dettes laissées derrière ces entreprises sont importantes.

Le rouble a perdu plus de la moitié de sa valeur en un an, avec une baisse accélérée lors du dernier semestre 2014. Cette dégringolade est liée à la baisse des prix du pétrole et aux sanctions économiques prises à l’encontre de la Russie à la suite de la crise ukrainienne, favorisant ainsi le départ des capitaux.

Depuis mai 2014, l’euro a baissé de 17 %. La baisse du pétrole et la perspective du rachat par la BCE des dettes souveraines des pays de la zone euro ont conduit les marchés à se détourner de l’euro pour privilégier le dollar, ce qui a provoqué la hausse de ce dernier. Enfin, c’est au tour du franc suisse de monter en flèche de 20 %, en l’espace d’une journée. En abolissant le cours plancher, la Suisse s’est désolidarisée de l’euro.
L’illusion de la dévaluation compétitive

Il est question d’une reprise américaine dont on espère qu’elle constituera un moteur de croissance pour les pays émergents et européens. La hausse du dollar finalement redonnerait une bouffée d’air frais à la zone euro en mal de croissance et menacée par la déflation. Mais cette reprise est en trompe-l’oeil. Du point de vue américain, les produits et matières premières importés paraissent moins chers puisque le dollar monte. Certains espèrent que cette « baisse des prix » va booster le pouvoir d’achat du consommateur américain. Mais l’histoire économique a montré le faible impact sur la consommation américaine (qui intervient pour 70 % du PIB américain) parce que les ménages américains sont très endettés et que les salaires n’augmentent pas. Certes, des emplois ont été créés, mais ce sont des emplois mal rémunérés, souvent à temps partiel. Tout au plus pourra-t-on constater un hypothétique processus de désendettement (à moins qu’une autre bulle de crédits destinés aux ménages surendettés comme celle des subprimes ne soit de nouveau réinventée).

Du point de vue européen, la baisse de l’euro est accueillie favorablement, car elle est perçue comme une dévaluation compétitive. Gardons-nous des schémas simplistes selon lesquels les entreprises exportatrices trouveraient dans la baisse de l’euro une fenêtre d’opportunités pour conquérir des parts de marché. La réalité est beaucoup plus complexe. Les entreprises doivent, en effet, gérer le renchérissement des composants importés. Pour la France, réimplanter une usine automobile, par exemple, coûterait plus cher du fait de l’importation des machines-outils et autres composants nécessaires à la fabrication d’une automobile. En d’autres termes, ce qui serait gagné en PIB et/ou en emplois serait effacé par l’effet défavorable des importations dans la balance commerciale du pays.

Les outils monétaires sont-ils efficaces ?
Traditionnellement, les instruments de politique monétaire sont considérés comme des leviers pour la compétitivité, la relance économique ou la lutte contre l’inflation. Les dévaluations compétitives sont des outils de guerre économique. Ce sont les banques centrales qui sont à la manoeuvre. Il suffit d’acheter en grande quantité une devise pour la faire monter et nuire aux capacités exportatrices du pays visé. Mais cela a un coût et il faut un bilan suffisamment solide, à moins de disposer d’un privilège spécifique comme celui de la Fed.

Il existe un autre outil monétaire à la disposition des banques centrales : le Quantitative Easing. Les banques centrales déversent des quantités astronomiques de liquidités et abaissent les taux directeurs dans le but de relancer l’économie. Les nombreux QE lancés au Japon et aux États-Unis donnent des résultats économiques plus que décevants. L’endettement continue de croître. La croissance, au vu des sommes déversées (plusieurs centaines de milliards de dollars pour les États-Unis), est restée faible. Les QE sont inefficaces. Ils sont incapables de relancer l’économie.

Les principes qui sous-tendent ces politiques sont erronés. S’il est vrai que l’on peut ralentir l’inflation et l’activité économique en renchérissant le coût de l’argent (c’est-à-dire en faisant augmenter le taux directeur et en restreignant le crédit), l’inverse ne fonctionne pas. Lorsqu’une économie est en surcapacité, lorsque la demande est atone, lorsque, par manque de confiance, les consommateurs préfèrent épargner leur argent plutôt que de le dépenser, ces outils monétaires sont inefficaces. Cela profite toutefois à des pays comme la France de « troquer » de la vieille dette à taux plus élevé contre de la nouvelle à un taux moindre. C’est une cavalerie monétaire qui pourrait se heurter à la remontée des taux d’intérêt. Pour l’heure, l’Allemagne protège tous les pays de la zone euro de cet effet de cliquer sur les taux, mais pour combien de temps…

Même avec des taux très bas et des liquidités abondantes, il y a fort à parier que les investisseurs, n’ayant aucune perspective, n’investiront pas ou peu dans l’économie réelle. Aujourd’hui, le crédit n’est pas relancé, même si l’argent est bon marché. Les liquidités n’ont servi qu’à renflouer les banques qui étaient dans une situation critique à la suite de la crise de 2008. Elles ont permis des effets de levier considérable à l’économie financière et non dans l’économie réelle faiblement attractive.

La stratégie de la BCE
Rappelons que la zone euro avait doublé son excédent commercial en 2013, même avec un euro fort. Elle n’a donc pas besoin d’une dévaluation compétitive. La zone euro est la zone la plus riche du monde et la moins endettée (prise dans son ensemble). Les consommateurs y sont peu endettés et disposent d’une épargne importante. La baisse de l’euro n’a donc rien à voir avec une dévaluation compétitive. Elle aura des effets très limités sur les exportations. Elle est le résultat conjugué de l’attractivité retrouvée du dollar (dans l’anticipation d’une reprise économique) et de l’anticipation du rachat par la BCE des dettes souveraines de la zone. La motivation profonde des institutions financières européennes, ce n’est pas la dévaluation compétitive, c’est la peur de la déflation. En effet, la dévaluation de l’euro renchérit les produits importés, et peut ainsi faire remonter le taux d’inflation. Et lorsque ceux-ci baissent comme c’est le cas du pétrole, la déflation importée s’en trouve limitée. La zone euro a deux problèmes : la dette de certains de ses pays membres et le spectre de la déflation. En rachetant les dettes de ses pays membres, la BCE s’efforce de traiter les deux.

Le point de vue de la Banque nationale suisse
La crainte d’un prochain défaut grec entraînant la sortie de la Grèce de l’euro, le rachat par la BCE des autres dettes souveraines et enfin les effets négatifs des sanctions russes laissent présager de fortes turbulences. Les variations brutales que nous venons de traverser en sont un prélude. En 2011, la Suisse s’était adossée à l’euro, qui était au bord de l’éclatement, pour le soutenir et éviter une implosion de l’économie mondiale. Aujourd’hui, le défaut grec n’étant plus de nature à mettre en péril l’économie mondiale, la Suisse s’éloigne tranquillement en attendant des jours meilleurs. Les populations de la zone euro n’auront pas le choix, elles assumeront, d’une manière ou d’une autre, les pertes grecques. Les disparités de compétitivité entre les pays membres de la zone euro ne se résorbent pas et engendrent une crise de confiance et de gouvernance dans la zone entière. La Suisse montre par sa désolidarisation de l’euro qu’elle entend préserver sa zone monétaire et rester une monnaie forte, serait-ce au détriment de nombreux secteurs de son économie. Il s’agit aussi d’une stratégie financière visant à renforcer ses réserves de change, la hausse du franc suisse lui permettant de racheter à bon compte divers actifs. Notons aussi que la politique de la BNS consistant en 2011 à lutter contre le franc fort était surtout destinée à faire gagner des parts de marché à l’industrie suisse. En réalité, le franc suisse aurait dû continuer à s’apprécier face aux autres devises.

Quelles sont les perspectives ?
N’oublions pas que la baisse du pétrole n’est que temporaire. Aux États-Unis, les industries du pétrole de schiste, ne pouvant supporter des prix aussi bas, auront cessé leur activité au bout de quelques mois, ce qui engendrera des pertes d’emplois directs et indirects et des pertes de revenus fiscaux. La production diminuera et les prix du pétrole reprendront une tendance haussière. C’est pourquoi la situation russe va s’améliorer. Il est clair que l’Europe ne prend pas en compte ses intérêts macro-économiques. Si tel était le cas, elle s’efforcerait de normaliser ses relations avec la Russie au plus vite. La santé économique européenne est en jeu et dans cette guerre monétaire, il est plus qu’important de stabiliser nos relations avec l’Est.