03 - 02 - 2015

Et si finalement contre toute attente et malgré la BCE les taux longs européens remontaient. Source : lesechos.fr

Les taux longs européens sont-ils condamnés à rester sur des niveaux absurdement anti-économiques. Pas si évident même en présence d’un fort aléa moral avec l’existence « durable » d’un puissant acheteur en dernier ressort sur les marchés des emprunts d’État de la zone euro.

Alors maintenant que les taux à 10 ans sur les emprunts d’état allemand ont rejoint le niveau des taux à 10 ans sur les emprunts d’état japonais, la question est de savoir s’ils y resteront et si l’on va assister à une japonisation de la courbe des taux euro ? Sinon, quand les taux longs allemands remonteront-ils ? À quel rythme et jusqu’où ? Et quels seraient les raisons et catalyseurs de ce krach obligataire inédit ?

Certes, certains éléments permettent de rapprocher l’économie actuelle de la zone euro de l’économie japonaise de ces 20 dernières années :

– Croissance et inflation très faibles ;

– Nécessité de désendettement du secteur privé et donc inefficacité de la politique monétaire (la fameuse trappe à liquidités et les dysfonctionnements des canaux de transmission de la politique monétaire au crédit) ;

– Taux d’intérêt réels à long terme encore supérieurs à la croissance (surtout pour la zone euro hors Allemagne).

Mais les ressemblances s’arrêtent là ; il existe des différences profondes qui pourraient pousser finalement les taux longs allemands et français à remonter…

• En zone euro, globalement, l’épargne des entreprises finance l’investissement productif et non pas le déficit public des États. Au Japon les énormes excédents de cash des entreprises
sont recyclés en JGB (japanese government bonds).

• La dette japonaise est détenue nationalement alors que les dettes d’États de la zone euro sont détenues, pour une part non négligeable,  par des non-résidents dont les motivations et intentions de gestion sont variables. Ainsi, 35 % de la dette publique française est détenue par des non-résidents hors zone euro ; cette proportion est identique pour la dette publique allemande. Beaucoup de ces investisseurs non résidents comptent en dollars et les craintes d’une baisse de plus en plus désordonnée de la parité euro-dollar dans une zone 1.00-1.05 voire plus bas accroitraient la prime de risque sur les emprunts d’État de la zone euro et pourraient conduire à de violents rapatriements de capitaux de la part des investisseurs US.

Le krach obligataire serait d’autant plus violent que nous partirions de niveau de taux très bas, donc de niveaux de prix très élevés. Ce n’est certes pas pour demain, mais il faut surveiller de très près l’évolution de l’euro. Nous serions alors confrontés non pas à une crise de la zone euro (comme en 2010-2012), mais à une crise de la parité euro. Notons que ce risque de rapatriement de capitaux de la part des investisseurs japonais est plus limité compte tenu de la faiblesse relative du yen sur le marché des changes.

Le risque majeur de remontée forte des taux d’emprunt à long terme allemands et français nous semble donc lié à celui d’un changement de comportement des investisseurs non résidents, rebutés par une baisse de l’euro. Ce risque encore lointain pourrait gagner en probabilité si des désordres politiques et sociaux dans un ou plusieurs pays fragiles de la zone euro venaient faire reparler de reconfiguration de la monnaie unique ou si les changements politiques en Grèce conduisent à un défaut partiel sur la dette grecque et donnent des idées aux électorats de certains pays de la zone.

Un tel scénario n’est absolument pas considéré comme crédible aujourd’hui compte tenu de la présence forte de la BCE et des banques centrales nationales à l’achat sur les dettes publiques nationales de mars 2015 à septembre 2016 à minima. Il est effectivement difficile d’être « short » face à un acteur aussi puissant (la banque centrale dispose d’un pouvoir de création monétaire illimitée et n’est pas contrainte par les règles comptables et prudentielles qui s’imposent aux banques « de droit commun ».

Que se passera-t-il alors si les acheteurs traditionnels de dettes publiques de la zone euro disparaissent pour différents types de raisons ?

• On sait déjà que depuis le 15/01 dernier nous avons perdu un gros acheteur de dette publique core euro à savoir la Banque Nationale Suisse (BNS). Le comportement de la BNS, acteur très important sur le marché des changes, avait accentué la surévaluation des obligations d’État allemandes et françaises. Du 06/09/2011 au 15/01/2015, la BNS avait officiellement décidé d’instaurer un plancher (le fameux peg) sur la parité Euro/Franc suisse à 1,20 pour éviter l’appréciation de la monnaie helvétique considérée comme valeur refuge en période de fortes incertitudes.

Pour défendre ce plancher, la BNS émettait du franc suisse (il n’y a pas de limite technique à la création monétaire ex nihilo d’une banque centrale), lequel franc suisse était vendu sur le marché des changes contre achats d’euros. Et l’essentiel de ces euros achetés l’était sous forme de titres d’État allemands et français. Oui, mais voilà face à l’insoutenabilité de continuer à défendre le plancher de 1,20 dans un contexte d’accentuation de la faiblesse de l’euro, la BNS vient de remettre en cause ce peg à la surprise générale. La disparition de cet acheteur massif de dette publique française sera sans doute largement compensée par le futur QE de la BCE.

• Les investisseurs institutionnels se sont souvent réfugiés ces dernières années sur les emprunts d’État pour des raisons de forte aversion au risque et pour des raisons réglementaires (gestion des ratios de liquidité et de solvabilité). L’explosion de la création monétaire n’a pas irrigué l’économie et est restée dans les banques ou s’est investie sur les marchés financiers. Ceci a conduit à une inflation des actifs financiers et non à une inflation des biens et services. Dans ces conditions, dans le cadre d’une allocation diversifiée, les investisseurs pourraient finir par surpondérer les actifs dits « risqués » (actions, corporate) ou actifs réels au sens large (immobilier, foncier, matières premières) au détriment des actifs financiers traditionnels en général et des obligations d’État surévaluées en particulier.

• On a vu que les investisseurs non résidents, et particulièrement ceux qui comptent en dollars, pourraient sous-pondérer leurs investissements en titres d’état libellés en Euro si leur perception du risque de change devenait préoccupante avec des anticipations encore plus agressivement baissières sur la parité euro-dollar.

• Les achats importants de titres d’État par les banques centrales étrangères ne sont pas non plus illimités. Par exemple, si les excédents commerciaux de certains pays émergents disparaissent, ils n’auront plus de quoi investir sur les marchés obligataires étrangers et deviendront vendeurs. De même, si certaines devises émergentes se déprécient suite à des déséquilibres des paiements courants, les banques centrales des pays concernés n’auront plus besoin de créer de la monnaie nationale et de la vendre contre euro, dollar ou sterling pour acheter des Treasuries US, des Gilts UK, des Bund allemands ou des OAT françaises.

– Scénario 1 : tant que la BCE et les banques centrales nationales réussissent à travers le QE à absorber les éventuelles ventes ou la réduction des achats d’obligations d’état Euro, le risque de remontée des taux longs est inexistant. Par contre, nous serions dans une configuration plus déséquilibrée si les flux de ventes d’obligations de la zone euro devenaient plus puissants que les actions de monétisation des dettes publiques nationales par les banques centrales nationales et que les achats mutualisés de ces mêmes dettes publiques par la BCE. Alors deux scénarios sont possibles :

– Scénario 2 : le QE acté le 22/01 pour 1160 milliards d’euros (achats de titres d’État, mais incluant les programmes d’achats de Covered Bonds et d’ABS) de mars 2015 à septembre 2016 est réévalué à la hausse courant 2015 par la BCE afin d’empêcher des mini-krachs obligataires suite aux programmes de désinvestissements des investisseurs résidents et aux rapatriements de capitaux des investisseurs non résidents…

– Scénario 3 : le QE du 22/01 n’est pas modifié, auquel cas il faut anticiper des remontées graduelles et plus ou moins ordonnées des taux longs allemands, français et d’autres pays de la zone.

Nous aurions tendance aujourd’hui à probabiliser les scénarios de la manière suivante :

• Scénario 1 : 50 %

• Scénario 2 : 30 %

• Scénario 3 : 20 %

Nous verrons après les achats mensuels de mars à juin 2015 dans le cadre du QE BCE si nous confirmons ou infirmons ces anticipations. On voit que même en présence d’un fort aléa moral avec l’existence « durable » d’un puissant acheteur en dernier ressort sur les marchés des emprunts d’État de la zone euro, les anticipations sur l’évolution des taux longs euro ne sont pas aussi simples que cela.