Le taux plancher de la BNS tiendra-t-il cette année ? Coup de sonde auprès des économistes de la place, qui évoquent les menaces et les impacts pour la Suisse.
Taux de change
« Le taux plancher du franc est entre les mains de Mario Draghi », résume François Savary, chef des investissements à la banque genevoise Reyl. Deux dates seront déterminantes, selon lui: le 22 janvier, date à laquelle le gouverneur de la BCE doit lancer son programme d’assouplissement quantitatif (QE), et le 25 janvier, jour des législatives anticipées en Grèce qui pourraient porter au pouvoir la coalition de gauche (emmenée par Syriza), auquel cas il faudra craindre la réaction de l’Europe. Si le 22 janvier, la BCE annonce qu’elle achètera de la dette d’entreprises notamment, cela peut dissiper les doutes et soutenir l’euro, au grand soulagement de la BNS. Idem si les perspectives d’une victoire de Syriza s’éloignent, et avec elles celles d’une crise dans la zone euro.
De son côté, souligne François Savary, « la BNS continuera, coûte que coûte, à défendre le taux plancher, avec un engagement plein et entier ». Un facteur positif pour le franc suisse : la hausse du dollar. « En absorbant une part des capitaux en quête de refuge, le billet vert s’apprécie et soulage ainsi le franc suisse d’une partie de la pression haussière », explique le stratège de Reyl. « Les investisseurs préfèrent les taux de rémunération à deux ans en dollars par rapport à ceux, trop faibles, sur le Bund allemand, tandis que les taux négatifs en Suisse renforcent aussi l’attrait pour le dollar par rapport au franc suisse ».
Pour le chef économiste de la banque J. Safra Sarasin, Karsten Junius, « la BNS va maintenir son taux plancher vis-à-vis de l’euro, car sa crédibilité globale est fortement liée à son succès dans cette stratégie ». Toutefois, prédit-il, « cette stratégie lui sera coûteuse car elle va probablement nécessiter une expansion ultérieure du bilan et une nouvelle baisse des taux d’intérêt sur les dépôts, qui sont déjà en territoire négatif ».
Le taux plancher sera difficilement tenable, d’après Michel Santi, macroéconomiste et directeur financier de Cristal Capital à Genève. «J’estime que les craintes au sujet du taux plancher de 1,20 franc suisse sont justifiées, car l’euro va décrocher nettement à la baisse. D’autant qu’en ce qui concerne le taux euro-dollar, j’ai le sentiment que nous irons en dessous de 1,15. »
Michel Santi estime aussi que la baisse du rouble crée une pression supplémentaire en faveur de la hausse du franc. Il souligne que les taux négatifs ne pourront sans doute pas endiguer la hausse du franc en dissuadant les dépôts en monnaie helvétique, dès lors que cet argent est en quête de sécurité. « On stocke bien son or dans un dépôt, sans intérêt et avec des coûts, pour des raisons de sécurité. » Les pressions à la baisse sur l’euro viendront, selon lui, non pas tant de l’assouplissement monétaire dans la zone euro, que de la déception suite à l’action de la BCE, qui aura été précédée d’une attente trop longue, en raison des freins qu’a mis l’Allemagne à l’assouplissement. « Dès lors, ces mesures pourraient s’avérer un coup d’épée dans l’eau, et l’euro en pâtira ».
Cette année, la hausse du dollar dépendra, selon Michel Santi, de tests importants, qui doivent encore venir. Si les chiffres de l’emploi sont très bons ce 9 janvier notamment, plus rien ne retiendra les Etats-Unis de remonter les taux d’intérêt. La Fed pourrait alors annoncer une hausse en avril prochain, d’autant que les Républicains font pression pour une remontée des taux.
Si le taux plancher tient ou non, « cela dépendra de l’importance de la baisse de l’euro », juge également l’économiste Pierre Leconte, fondateur du Forum Monétaire de Genève et auteur de nombreux essais sur les monnaies. « Si l’euro tombe à 1,10-1,15 dollar, le taux plancher du franc suisse ne tiendra pas. A terme, la BNS devra inventer d’autres solutions, qui pourraient s’orienter à vers un scénario d’entrée dans la zone euro. »
La baisse de l’euro, à son tour, dépendra de la politique de Draghi, qui doit choisir entre deux options difficiles : se lancer dans l’assouplissement, et contrarier les Allemands, ou renoncer à un QE à grande échelle, et décevoir les marchés. Pierre Leconte penche pour une opération modeste. «Je doute que Draghi se lance dans une opération que les Allemands réprouvent. Donc il risque de décevoir les marchés, à moins d’aller au clash avec la Bundesbank ». Si l’opération devait prendre de l’ampleur avec des achats d’obligations d’Etat, l’euro baisserait fortement. «Pour baisser le franc, la BNS ne pourrait alors pas augmenter les achats d’obligations européennes à plus de 100% du PIB suisse, car le bilan de la BNS est déjà au maximum à mon avis, à 85% du PIB suisse ».
Pour Michel Girardin, professeur de macro-économie à HEC Lausanne, «les objectifs de la BCE et de la BNS ne sont pas les mêmes: la BCE cherche à lutter contre la désinflation voire la déflation et à relancer le crédit, car les banques ne prêtent pas et préfèrent acheter des obligations d’Etat qui sont plus profitables que le financement de l’économie réelle; la BNS au contraire estime qu’il y a une bulle dans le crédit en Suisse, particulièrement dans l’immobilier, et cherche à freiner le mouvement. » Selon lui, les prochains mois pourraient voir des incursions sous la barre des 1,20, mais épisodiques.
Quant aux stocks d’euros de la BNS, c’est selon lui un moindre mal: « laisser filer le franc serait trop dangereux: on serait sûr de partir en déflation ». Il compare la situation actuelle à celle connue voici 37 ans: « Le franc est aujourd’hui plus haut face à l’euro qu’en 1978 il n’était haut face au deutsch mark, ce qui avait alors poussé la BNS à introduire des taux négatifs ».
Des pertes éventuelles quand la BNS devra se séparer de ces stocks? Il n’y croit pas trop: « La BNS ne revendra ces euros que lorsque la situation deviendra moins tendue sur le marché des changes, et cela signifiera que l’euro se sera apprécié: il n’y aura donc pas de pertes ou très minimes, voire même quelques gains ».
Pour Michel Juvet, associé de Bordier & Cie, « il y a peu de risques de voir le taux plancher sauter ». S’il estime que « le franc pourrait connaître une faiblesse dans la semaine du 17 janvier », soit à quelques jours des annonces de la BCE et des élections en Grèce, il pense que « la BNS devra ensuite faire monter les taux négatifs ou les étendre à toutes les banques ».